A l’ère du numérique, l’industrie de la musique n’a pas échappé au phénomène de dématérialisation des fichiers. À la suite de cela, les albums sont maintenant consommables de manière digitale, en téléchargement ou en streaming. Mais parmi l’océan de données qu’est internet, une partie des fichiers se trouve en ligne sans autorisation. On appelle ces fichiers des leaks, fuites en français, qui dans le contexte de la musique, désignent des morceaux qui sont disponibles en ligne gratuitement et illégalement avant leurs sorties officielles. Les maisons de disques sont impuissantes face aux leaks mais réagissent rapidement en adaptant leur stratégie de sortie ou en contactant les plateformes concernées qui les hébergent pour les supprimer le plus rapidement possible.
De Drake à Young Thug en passant par Trippie Redd, Lil Uzi Vert ou encore Playboi Carti, beaucoup de rappeurs américains connus pour être productifs sont victimes de leak sur internet. Lil Wayne fut l’un de ces grands rappeurs victimes de ces fuites, notamment durant la période qui précède la sortie du classique Tha Carter III en 2008. Il suffit juste de taper sur la barre de recherche le nom d’un artiste suivi du mot leak pour en trouver. Retour sur ce phénomène qui peut nuire autant qu’il peut servir d’opportunité.
Les leaks du rap français
Ce phénomène touche également la francophonie, mais principalement en amont de la sortie d’un album. A l’heure où sont écrites ces lignes, le rappeur Nahir signé chez AWA avance la sortie de sa mixtape Intégral prévue le 19 mars au 5 mars à cause du leak de la mixtape. Avancer une sortie de projet musical pour pallier les pertes causées par un leak n’est pas nouveau. En 2017, la sortie de l’album Trône de Booba est avancée de deux semaines avant la sortie initiale pour diminuer les répercussions du leak de l’album : les dégâts d’un leak d’album peuvent se ressentir sur les chiffres de vente du projet.
Paradoxalement, les têtes d’affiches qui sont le plus souvent victimes de leak n’en subissent plus les effets sur le long terme. En témoigne l’album Ipséité de Damso, leaké sur Internet quelques jours avant sa sortie officielle, qui est aujourd’hui disque de diamant et dont l’intégralité des morceaux sont certifiés. Trône de Booba est quant à lui triple disque de platine et va vers le diamant.
Ce succès commercial malgré les leaks s’explique par le confort qu’offrent les plateformes de streaming dans l’expérience auditive par rapport aux leaks qui sont généralement des fichiers mp3 à la qualité sonore relative qui entament la mémoire d’un ordinateur si on les accumule. On peut également mentionner l’intégrité de l’auditeur qui attend les sorties officielles aux leaks pour écouter son artiste favori et ainsi le soutenir.
Une carrière face aux leaks
Au-delà des aspects légaux et moraux, un leak est problématique d’un point de vue professionnel car en faisant diminuer les ventes, il peut fausser le statut d’un artiste aux yeux de l’industrie et donc réduire les opportunités auxquelles il aurait pu s’attendre. Un morceau qui leak alors qu’il était destiné aux radios ou à apparaître en exclusivité dans un média, fragilise l’artiste. Des carrières peuvent être freinées par des leaks massifs notamment à leur lancement. Young Thug en fut victime durant sa période Slime Season en 2015, année où sortait Barter 6, son premier projet en major avec 300 Entertainment, qui coïncide avec un de ses premiers pics de popularité.
Un marché du leak se crée avec la mise en vente de morceaux piratés par des organisations de hackers ou des forums spécialisés dans le leak comme leaked.is (anciennement leakth.is) par exemple. Music Mafia, connue notamment pour avoir vendu des leaks de Kanye West, utilise la cryptomonnaie pour effectuer ses transactions. De plus, des regroupements de fans sur les forums comme Discord, engendrent des crowdfunding pour obtenir des leaks de morceaux lorsqu’une certaine somme est atteinte. Ainsi, on a par exemple pu voir deux morceaux de Lil Uzi Vert fuiter sur la toile pour un prix de 2500$. Pour ne pas être lésé, Uzi les sortira officiellement en changeant le nom des titres (« Sanguine Paradise » et « That’s A Rack ») qui ne figureront pas sur son dernier album Eternal Atake. Ce dernier fut d’ailleurs repoussé de nombreuse fois à la suite de la mise en ligne de nombreux leaks en plus des relations compliquées entre le label et l’artiste. La période de presque 3 ans qui sépare la sortie de Luv Is Rage 2 et celle de cet album a néanmoins permis de créer une attente considérable auprès du public qui était entretenue par la sortie de singles officiels mais aussi de leaks.
Playboi Carti, qui a lui aussi bénéficié d’une attente similaire pour son album Whole Lotta Red, est sans doute le seul artiste à avoir plus de morceaux qui ont leakés que de morceaux sortis officiellement. Le morceau « Pissy Pamper » nommé aussi « Kid Cudi », en collaboration avec Young Nudy et produit par Pi’erre Bourne, s’est par exemple retrouvé de manière illégale sur Spotify et a atteint la première place du US Viral 50 chart de la plateforme.
Le leak intervient généralement lorsque l’album part au pressage CD et que l’œuvre est entre des mains extérieures ou encore lorsque l’entourage de l’artiste a accès aux morceaux avant leur sortie officielle. Pour réduire le risque, les sorties d’albums surprises tels que Cyborg de Nekfeu ou If You Reading This It’s Too Late de Drake sont une option, mais cette manœuvre nécessite une fanbase fidèle qui va suivre et une confiance totale en son entourage pour qu’il n’y ait aucune fuite. Séparer la sortie digitale de la sortie physique comme l’a fait Damso pour son dernier album QALF où le physique fut disponible une semaine après, ou comme le fait Booba avec ULTRA où cette fois la sortie digitale arrive presque un mois avant la sortie physique, fait partie des stratégies pour se mettre à l’abri des leaks
Maîtriser ses leaks
Par ailleurs, les leaks n’empêchent pas la sortie commerciale de ces mêmes morceaux. Par exemple, Drake a choisi de sortir sa mixtape Dark Lane Demo Tapes alors qu’il avait subi plusieurs leaks : ses collaborations avec Future et Playboi Carti qui avaient fuité se sont tout de même retrouvés sur le projet. Ainsi Drake a repris le contrôle de ses morceaux mis en ligne sans son accord en les commercialisant et en les regroupant sur une mixtape en compagnie d’inédits.
Certains artistes jouent avec ce concept de leak en postant en ligne des morceaux qui ne seront jamais commercialisés. C’est le cas d’Ateyaba qui ajoute des extraits de ses propres morceaux inédits dans les Spirit Radio, des mix diffusés sur YouTube et Soundcloud par son label Spirit of Ecstasy. En publiant ces extraits, il permet aux fans d’isoler ces unreleased et de les mettre en ligne pour un effet viral.
Le rappeur Future quant à lui, possède une chaine YouTube parallèle à sa chaîne officielle, Future Hendrix, gérée par son label FreeBandz qui y publie des inédits de l’artistes qui n’étaient pas prévu à être commercialisés. Chief Keef, utilise la même méthode avec l’ouverture de plusieurs chaines YouTube qui postent certains de ses unreleased. Ajouté à cela qu’il a aussi deux séries de mixtapes nommées The Leek et The GloFiles qui lui permettent de mettre sur les plateformes des morceaux qui ont fuité par le passé. Comme l’a fait Drake, il reprend le contrôle de ses œuvres. Mais la présence de chaîne Youtube consacrée à la publication de morceaux non commercialisés est aussi présente en France. La chaîne fan Sith Resval repost les morceaux de Luv Resval sortis sur Souncloud, certains sons comptent mêmes des centaines de milliers de vues. L’artiste peut y voir un intérêt car si ces inédits plaisent, cela peut le mettre en confiance avant la sortie d’un projet officiel.
Faire fuiter volontairement sa musique peut faire partie de la promo d’un artiste dans le but de créer une attente. On le voit avec le phénomène des snippets sur les réseaux sociaux où l’artiste se filme en train d’écouter des exclus pour susciter l’attente du public. L’émission .WAV Radio de Travis Scott sur Apple Music qui lui permet de jouer des inédits d’autres artistes et des morceaux déjà sorties entre aussi dans ces stratégies de promotion.
Le leak comme opportunité
Comme vu plus haut avec le leak de « Pissy Pamper » devenu hit, il est possible de poster sur les plateformes de streaming des leaks d’artistes avec une courte durée de vie à la vue de l’illégalité. Le site Datpiff regroupe également des albums, conçus par des fans ou d’autres, qui ne verront jamais le jour. Par exemple, Metro Thuggin, l’album commun entre Metro Boomin et Young Thug, y est disponible gratuitement ; on peut également y retrouver 12 volumes de leak qui correspondent à la fuite massive de morceaux qu’a subi Young Thug. Certains artistes ont alors un catalogue musical parallèle qui s’ajoute à l’officiel.
Avec les centaines de leaks de Playboi Carti disponibles sur Internet, des beatmakers inventifs ont eu l’idée de récupérer les voix du rappeur pour les intégrer à leurs propres productions. C’est par exemple le cas du producteur Adrian qui a fait des millions de vues avec cette technique. Il s’est d’ailleurs fait repérer par la chanteuse anglaise IAMDDB qui lui a permis d’être à la production de deux de ses morceaux : « Quarantine » et « End Of The World ».
Même si la fuite de morceaux peut fragiliser la stratégie commerciale d’un artiste, les leaks peuvent, s’ils sont appréciés, faire grandir l’aura de l’artiste ainsi que l’attente du public. De plus, il arrive que des morceaux postés gratuitement finissent dans des projets officiels à la suite de leurs succès. C’est le cas du morceau « Antidote » de Travis Scott qui s’est retrouvé sur l’album Rodéo et de « XO Tour Llif3 » de Lil Uzi Vert intégré à la tracklist de Luv Is Rage 2 alors qu’à l’origine ils ont été postés gratuitement sur Soundcloud donc téléchargeables. Ainsi, il semblerait que pour le public la bonne musique soit l’unique vérité, qu’elle sorte officiellement ou non.