Minutieux, ambitieux et sûr de lui, Allebou offre une musique à son image, authentique. Depuis plusieurs années, le jeune rappeur originaire du Mans alimente sa discographie de façon prolifique, mais c’est en septembre dernier qu’il a délivré sa pièce la plus aboutie : L’esquive. Avec ses treize titres, ce premier album nous partage un rap dense, parfois brutal, avec des textes qui interpellent, mais qui au fur et à mesure de son écoute, dévoile un disque bien plus nuancé dont la musicalité surprend. Pour mieux comprendre sa musique, sa vision du monde et sa mentalité, nous avons rencontré Allebou. Entretien.
LA LOGE : Pour ce premier album, est-ce qu'il y a des choses, dans ta façon de travailler et dans la conception, qui ont été différentes par rapport aux projets précédents ?
Allebou : Au niveau de la sélection il y a eu plus de réflexion. Le dernier EP, Epicerie du bonheur, c'était des morceaux qui ont été confectionnés au même moment mais que je ne voulais pas garder dans cet album, je les aimais aussi mais ils n’étaient pas dans la couleur de l'album, ils ne rentraient pas dans l'histoire, dans ce que je voulais raconter. Là c'est vraiment une sélection de morceaux que j'ai pensé. Le premier morceau qui a été fait c'était en juin 2022, et par la suite petit à petit, l'ossature s'est créée. Une fois qu'on en avait les prémices, on s'est mis en mode album pour faire les morceaux qu’il manquait selon moi. Par exemple, à la fin il me manquait un dernier morceau, je voulais que ce soit un banger sur lequel on peut turn up en concert, c'est le morceau « Alors Alors ». Ça s'est construit petit à petit et j'aime bien le format 13 titres. Je trouve que c'est assez digeste sans être non plus trop court, c'est le juste milieu.
LL : Quand tu as fait cet album, est-ce que tu as réfléchi à l’équilibre entre ce qui est très rappé et d’autres façons d'interpréter ?
A : Oui, je voulais que toute la première partie de l'album soit justement très rap, et ensuite m'essayer à d'autres choses, montrer que ce n'est pas juste ça Allebou et que je peux proposer d’autres choses.
LL : Il n’y a pas que ça bien sûr mais en écoutant l’album j’ai trouvé qu’il y avait une sorte de rage et de colère qui se dégageait. Comment expliques-tu ça ? Te sens-tu obligé d’exprimer cette colère ?
A : Je suis en colère contre beaucoup de choses, comme tout le monde je crois. Ce n'est pas que je me sens obligé d'exprimer cette colère mais je fonctionne dans la musique comme je fonctionne dans la vie. Si je pense quelque chose je le dis, à mes dépends des fois. C'est comme les discussions dont j’ai l’habitude avec mes potes, on parle en toute franchise, on est en colère contre certaines choses, on est tous en colère contre certaines choses. Dans la musique c'est aussi comme ça que je fonctionne, comme une discussion avec un ami où je peux dire ce que je pense.
LL : Tu poses un regard assez noir sur le monde. Pourquoi ?
A : C'est noir ce qu’il se passe dans le monde, l'humain est noir. J'aime bien montrer ce côté noir que, parfois, on préfère ne pas regarder ou faire semblant qu’il n’existe pas. Pour la release party de l’album qui était dans un théâtre, on a illustré le morceau « Humeur Maussade » avec des images chocs sur un écran géant, des images qui font mal à regarder, par exemple la photo du petit Aylan mort sur la plage. Plusieurs personnes m'ont dit qu’elles avaient été presque écœurées, c'était des images vraiment écœurantes, mais c'est ce qui existe vraiment.Ce n'est qu’à la fin qu'on a mis un avertissement “Attention certaines images pourraient choquer et heurter la sensibilité” parce que c'est ce qui se passe dans la vraie vie. On voit des choses que l'on est pas censé voir et on ne nous prévient pas. Dans ma musique j'essaie de mettre en lumière des choses que l’on préfère parfois ne pas regarder.
Je fonctionne dans la musique comme je fonctionne dans la vie. Si je pense quelque chose je le dis, à mes dépends des fois.
LL : Cette colère que tu peux avoir contre le monde, elle se traduit par une certaine assurance et une certaine confiance en toi. Est-ce que tu arrives tout de même parfois à douter ?
A : Je doute souvent mais ce n'est pas forcément ce que je montre en musique. Dans cet album il y a beaucoup de passages egotrip dans lesquels je suis sûr de moi, et en vrai je le suis. Je suis confiant sur ce que je fais, de l'équipe avec qui je bosse et de la musique qu'on propose ; et j'estime que je suis fort donc bien sûr que je suis confiant. Mais tout le monde a des moments de doute, et forcément quand on regarde les chiffres on peut se demander si ça vaut le coup de continuer mais ça ne dure pas plus de quinze minutes. Au bout de quinze minutes j’y retourne.
LL : Tu penses que l’assurance que tu peux avoir peut parfois te jouer des tours ? Je pense à ton passage dans Nouvelle École par exemple.
A : Elle m'a joué des tours, j'en rigole aussi. Ce qui a été montré à Nouvelle École ce n'est pas celui que je suis dans la vraie vie. Certes il y a de l'arrogance mais bien sûr que je suis conscient d’avoir encore beaucoup de travail à fournir. Je suis obligé d'être arrogant et d'être confiant. C'est le rap qui veut ça et c'est même le rap avec lequel j'ai grandi. Parmi ce qui m’a inspiré pour cet album, il y a Ouest Side de Booba, et Sinik aussi dans ses premiers albums, pour l'aspect sûr de soi. Sinik et Booba étaient beaucoup dans les clashs, quand tu fais un clash tu es obligé d'être arrogant et sûr de toi. Au-delà de l'artistique, ce qui m'a influencé c’est la posture avec laquelle ils arrivent. C'est sûr que ça peut jouer des tours quand tu viens avec une posture arrogante et que tu n'assure pas derrière. C'est ce qui m'a joué des tours à Nouvelle École. Au niveau du montage ils ont fait en sorte qu'on voit un mec qui n'est pas chaud en rap et qui n'assure pas. Sur le moment je ne me suis même pas dit que c'était une dinguerie ce que j’étais en train de dire, j’ai pris ça simplement comme une discussion. Ce qu'il s'est passé en vrai ce n'était pas ça, le public a chanté avec moi, SDM a parlé en premier et a dit qu'il avait kiffé, tout ça n’a pas été montré. Je ne pouvais pas avoir raison dans ce contexte là. J'ai joué au con là où il ne fallait pas jouer au con c'est tout ! [rires]
LL : L’esquive c’est la feinte, le fait d’aller autre part que là où on t’attend, le fait d’être plus malin que les autres. C’est comme ça que tu te vois avancer ?
A : C'est comme ça je pense qu'on est obligé d'avancer. Être fort ça ne suffit pas, il y a aussi une part de chance et une part de malice à avoir. Il faut avoir ça et trouver des petites combines pour avancer, pour par exemple trouver des contacts que tu n'as pas et que tu n'es pas forcément censé avoir. Sur « Mixtape Zon » dans mon EP dernier je dis “Le vice, la filouterie, être malin c'est tout ce qu’il me faudra pour dormir dans de beau draps”.
LL : Tu as une position assez marquée sur le fait de ne pas vouloir rentrer dans un moule et plutôt d’essayer de trouver d'autres alternatives justement.
A : Parce que c'est possible maintenant, il y a plein de profils qui nous le montrent. Je ne m'estime pas être un artiste niché, mais on peut être un artiste niché et bien vivre de sa musique, trouver une économie stable, avoir son public et remplir des salles de concert. Il n’y a tellement plus besoin de se conformer à un moule que ce serait dommage de le faire, et je n’en ai pas envie. Ça met plus de temps, mais la vitesse à laquelle tu montes est la même que celle à laquelle tu descends. Si tu mets beaucoup de temps à monter, tu ne vas pas descendre de sitôt. Tu auras construit quelque chose de solide et tu auras les épaules pour assumer. Quand ça ne marche pas ça peut faire peur, mais il faut rester concentré, c'est justement pour ça que c'est très important d'être sûr de moi.
LL : On ressent une mentalité de sportif dans ce que tu dis, le fait de devoir y aller à fond et d’être sûr de soi pour avancer.
A : Mentalité Nipsey Hustle, c'est pas un sprint c'est un marathon. Pour percer dans le rap aujourd’hui il faut être malin, être intelligent, chercher des petites combines, être un dribbleur dans l'âme. C'est pour ça que l'album s'appelle L’Esquive, le rap n'est pas un sport où il suffit d'être fort pour gagner, il faut autre chose. Je suis un ex-footeux, j'étais en sport étude depuis tout petit, entraînement tous les jours après l'école, le match le weekend partout dans toute la France. J'avais ce truc de compétition où chaque weekend tu dois jouer ta place.
Il n’y a tellement plus besoin de se conformer à un moule que ce serait dommage de le faire.
LL : Il y a une certaine diversité au niveau de la structure des morceaux, il y a des passages qui sont très denses, très courts, et d’autres où tu laisse vraiment l’instru vivre. Comment as-tu travaillé ça, ce sont des choses auxquelles tu as réfléchis ?
A : Je n'ai pas forcément réfléchi au fait que chaque morceau ne se ressemble pas, ça s’est fait comme ça. Quand on a fait « Humeur Maussade », Susanoô, qui a fait la prod, a mis un beat switch à la fin mais il se passait rien, c'était la fin. Je me suis dit que ça pouvait être cool que ça soit le début du morceau d’après, « Sophie Aubrac ». C’est un couplet unique, on voulait faire un truc court en montrant qu'on pouvait aller plus loin mais qu’on s'arrêtait là. Celui d’après, « Devant chez Elle » c'est un morceau baile funk, c'est un peu entraînant, ça aurait pu être un format tube si on avait mis un refrain et un deuxième couplet, mais non on coupe là. L'esquive elle est là, la feinte elle est là. Tout ça est aussi lié au fait de travailler en direct avec les compositeurs. La plupart des morceaux ont été travaillés en séminaire avec eux. Quand il y a plusieurs cerveaux, il y a des idées qui émergent. Je leur ai fait confiance aussi, j'ai un peu lâcher prise à ce niveau. A plusieurs moments on a laissé la musique sans paroles dessus, c'est le cas sur « Ewa », sur « Pantomime » et « Alchimie » aussi. Je suis de l'école très rap où il faut remplir la prod de A à Z. Ils m'ont un peu déconstruit là dessus. C'est de la musique donc il faut aussi prendre le temps, laisser couler et ne pas forcément mettre sa voix dessus. Ils m'ont fait découvrir plein de morceaux de Jazz où le gars chante, puis on dirait qu’il va se faire un café et il revient trois minutes après. C'est ça dans l'esprit, laisser couler la musique.
LL : Avec qui as-tu travaillé sur cet album justement ? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui a été présent durant toute sa confection ?
A : C’est ZON3 qui a en quelque sorte chapeauté le projet. Il est sur onze des treize prods mais il est à la réalisation de tout l'album. Il avait aussi réalisé le projet d'avant et depuis trois ans c'est avec lui que je fais ma réal artistique. A côté de ça il y a Susanoô qui est en feat sur « Fan » et qui est aussi compositeur, c'est mon backeur sur scène, et B.Fresh qui est aussi compositeur et qui est mon DJ sur scène. Ces trois-là, c'est mon équipe proche.
LL : C’est important pour toi de travailler avec des personnes dont tu es proche ?
A : C'est naturel. Je pense que c'est important du coup, mais je ne me pose pas vraiment la question. Pour un premier album je voulais quand même mettre un point d'honneur à ça, il n'y a que deux feats et c'est deux frérots avec qui j’ai déjà fait des morceaux. C'est aussi plus confortable pour bosser, on se comprend, on ne fait pas que du son quand on se voit. On se connait donc il n’y a pas cette barrière et cette distance qu’il peut y avoir quand tu travailles pour la première fois avec quelqu'un. Mais je ne suis pas du tout fermé à bosser avec des mecs avec qui je ne bosse pas d'habitude. Je l’ai fait d’ailleurs, c’est des sons qui ne sont pas encore sortis. Pour les compositeurs par contre j'avoue que je suis un peu plus fermé, j'aime trop bosser avec les gars avec qui je bosse d'habitude et tester des nouveaux trucs avec eux. Si tu reçois juste un mail c'est cool mais le processus de création n’est pas vraiment présent. Je préfère être en direct avec les personnes.
LL : L’ambition est un des thèmes de cet album, mais pourtant tu as l’air assez dégoûté du milieu, donc on voit que tu veux faire les choses par toi-même. Je me trompe ?
A : Ça ne m'intéresse pas du tout l'industrie musicale, même au delà de ne pas m'intéresser ça me dégoute plutôt. Sur « Sophie Aubrac » je dis “J'aime la musique, j’aime pas son industrie, mais il faut du stream je sais que ça génère”. C'est triste mais du coup j'essaye de le faire à ma sauce, j'ai créé mon label Ginga Music et on essaie de faire en sorte que ce ne soit pas juste un label pour me produire moi. On a déjà signé Linf, qui est en feat sur mon album. On crée aussi des co-plateaux, les Ginga Party. L’année dernière on avait invité SDM, Jey Brownie, Mehdi Maizi, il y avait aussi des artistes locaux, c'est important pour moi de les mettre en avant. Cette année pareil, il y a cinq artistes locaux plus Malo, Zamdane, Youssef Swatt's et moi. L'idée c'est ça aussi, créer des événements dans ma ville, là où pour moi il manque un peu de programmation rap, un peu moins maintenant parce qu'il y a un nouveau programmateur qui est cool et qui en programme plus. C'est des soirées comme on voit à Paris mais il n’y a pas ça au Mans. Je voulais ramener ça dans ma ville, pour se faire kiffer.
LL : Donc c’est une envie pour toi de faire autre chose que de la musique, sans forcément apparaître ?
A : A terme c'est là où je me vois. Dans la production, le management, ou même le ghostwriting. J'ai déjà écrit pour des chanteuses, des sons loves, tu ne peux pas deviner que c'est moi. J'aime bien me mettre dans la peau d'autres personnes. Dans la chanson ils aiment bien aller chercher des rappeurs pour écrire des morceaux, on l’a déjà vu avec Dinos et Damso pour Louane. C'est vrai que les rappeurs ont cette facilité à écrire beaucoup. C'est un autre exercice. A terme j'aimerais bien écrire pour d'autres personnes, produire et manager aussi. C'est un peu contradictoire parce que je n'aime pas l'industrie mais j'aime bien certains jobs dans l'industrie.